Le point d'ironie trouve son origine lors d’une discussion entre agnès b, Christian Boltanski et Hans-Ulrich Obrist en 1997.
Six à huit numéros paraissent chaque année. Chacun est investi par un artiste qui se l’approprie pour en faire un objet d’art singulier.
Périodique atypique tant par sa gratuité, son format et sa diffusion, le point d'ironie est distribué sur le mode de la dispersion (cent mille exemplaires à travers le monde dans des musées, galeries, librairies, écoles, cinémas, boutiques, etc.)
Inventé par l’écrivain français Alcanter de Brahm à la fin du XIXe siècle, le point d'ironie est un signe de ponctuation employé à la fin des phrases (comme un point d’exclamation ou un point d’interrogation) pour indiquer les passages ironiques d’un texte.
conversation avec Christian Boltanski questions par Hans Ulrich Obrist Cet entretien a été réalisé à l'occasion de l'exposition Point d'ironie au Centre International d'Art Graphique (MGLC) à Ljubljana (Slovénie), qui aura lieu du 13 janvier - 29 février 2004
Hans-Ulrich Obrist
Tu te rappelles la première discussion qu'on a eue sur point d’ironie ?
Christian Boltanski Je crois que c'est lié au départ à l'idée du livre d'artiste, car il y a plusieurs temps du livre d'artiste. Il a eu un temps où le livre d'artiste était une chose extrêmement précieuse ; il fallait porter les gants blancs pour les regarder ; ça valait très cher. C'était un premier temps. Après il y a eu un deuxième temps, né avec Ed Ruscha ou Hans-Peter Feldmann, lorsque les livres d'artistes étaient bon marché et multipliables à l'infini, mais en fait tirés à 200 à 800 exemplaires. J’ai beaucoup travaillé à l’intérieur de ces livres d’artistes. Arrive un moment où on a eu envie de dépasser ce petit nombre pour arriver au très grand nombre. Il s'agit plutôt de la distribution et non de la fabrication. Des point d'ironie auraient pu, pratiquement, être des livres d'artiste à 100 ou 300 exemplaires. C'est simplement une question d'économie de distribution. Comme aujourd'hui, je pense que l’Internet remplace peut-être le point d'ironie, car avec l’internet vous auriez un moyen de toucher encore plus de monde. Mais le point d'ironie a réalisé une chose importante à cette période : dépasser les 800 exemplaires pour arriver à 100,000 exemplaires.
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Il y avait aussi l'idée d'arriver dans d'autres contextes et à d’autres géographies où il n'y avait pas de librairies d’art. Tu voulais qu’on puisse l’envoyer gratuitement aux écoles des Beaux-Arts, à tout le monde… Qu'on invente notre circuit.
CB Comme il y a un très grand nombre, ce nombre n’est plus uniquement destiné aux librairies spécialisées, ou pour les amateurs d'art, mais devient comme une bouteille à la mer que chacun peut prendre dans un café ou recevoir par courrier. Je me souviendrai toujours quand je suis arrivé à l'aéroport de Bogota, au lieu de m’accueillir avec mon nom, ils m'ont accueilli avec mon point d'ironie. C'est que le point d'ironie était à Bogota. Le point d'ironie est quelque chose comme ça, qui a voyagé partout et on ne sait pas où il a échoué. La plupart du temps il a échoué dans la poubelle, mais on ne sait jamais qui l’a affiché au mur. À côté de chez moi il y a une clinique psychiatrique. Un jour je passe et je vois tout un mur avec mon point d'ironie. C’est-à-dire qu’un psychiatre a trouvé bien de couvrir tout un mur de son bureau avec mon point d'ironie. Je n'ai jamais rencontré cet homme, je ne pense pas qu'il s'intéresse spécialement à l'art. Il a dû le trouver un jour dans un café et en prendre 30 exemplaires, et c'est bien au mur, voilà.
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Parlons de ces deux numéros que tu as fait, qui sont similaires et différents à la fois. Le premier pourrait former comme une image sérielle, on pourrait l’afficher comme un papier peint, tandis que le deuxième est quasi-abstrait jusqu'à ce que l’on forme l’image, unique.
CB Dans les deux, comme j'aime compliquer les choses, pour avoir l'image complète, il fallait avoir deux exemplaires du point d'ironie. Si on n'en prenait qu'un, on n'avait qu’une partie de l'image. Dans le premier, on avait une partie de l'image qui était visible, même si on n'avait qu'un exemplaire. Dans le deuxième, non seulement on n’avait qu’une partie de l’œuvre mais en plus l'image n'était pas visible. Dans les deux cas, il y a eu le désir de compliquer un peu le système – le journal pouvait se lire comme une unité, mais en même temps un exemplaire n’était pas tout à fait suffisant.
Dans le fonctionnement, si je me souviens bien, l’idée était qu'entre produire en 2.000 exemplaires ou en 100.000, il n'y avait pas de différence de prix énorme. Donc à ce moment-là, on pouvait produire en grande quantité. C'est un problème pour l'édition en général. Aujourd’hui dans l'édition, le problème n'est pas de produire un livre mais de distribuer ce livre. De produire un livre de poésie en cent exemplaires ou en vingt mille exemplaires, c'est le même prix, seulement comment distribuer un livre de poésie en vingt mille exemplaires ? Ce qu'on a apporté avec point d'ironie était un plus sur la distribution. Pour la fabrication il y a eu d'autres choses dans le même esprit qui ont été faites, la conception n'est pas une chose extraordinaire. La chose extraordinaire est le nombre d’exemplaires énormes et, grâce au circuit d'agnès b., de pouvoir les envoyer dans tous les pays du monde.
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Un peu d'ailleurs comme avec DO IT. À travers le livre de DO IT, l’exposition s’en va dans le monde; c'est une exposition mobile comme point d’ironie.
CB Oui, car l'idée était de faire une chose visuelle (même si tous n'ont pas été comme ça) avec laquelle chacun pouvait faire sa propre exposition. Ça détruisait l'idée de l’original. Classiquement, si on a une photographie d'un artiste, c'est en 50 exemplaires ; on en est fier, on peut la revendre. Le très grand nombre supprimait cela, et permettait à chaque étudiant ou a chaque personne de l’afficher chez lui. La matière n'avait plus de valeur. Le grand nombre a l’avantage que, plus le nombre est élevé, moins chaque objet a de la valeur, comme chacun sait. C'était, je crois, une idée assez rare en art, car l'art fonctionne toujours avec des petits circuits. Quand on dit, "Je tire cette vidéo en dix exemplaires", ça paraît énorme. L'art est toujours des petits numéros, même les lithographies et les gravures sont des petits numéros. Nous avons essayé de travailler dans un nombre presque industriel ; quand on dépasse 100.000 on arrive au nombre industriel. C'est une petite évolution dans le monde de l'art. Ce n'était pas seulement par la forme, car la règle de la forme est assez simple: de faire un journal comme il existe dans plusieurs pays, avec le moins de textes possible, plutôt des images…
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qui pouvait être à la fois un journal ou des affiches pliées.
CB C'était la règle de jeu au départ, puis de le tirer en très grand nombre, et ensuite de le disperser à travers le monde. Un jour il serait amusant de rechercher partout où les gens ont eu envie de les mettre au mur. Il y a eu des expositions de point d'ironie que l’on connaît, mais je suis persuadé qu'il y a eu plein d'expositions privées. Il y a eu peut-être des centaines d'expositions dans des lieux invraisemblables.
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Dans un restaurant à Tokyo, il y avait tout un mur du numéro de Louise Bourgeois... Ça va jusqu'au fait que, par exemple, le point d'ironie de Gabriel Orozco a servi de papier cadeaux.
CB Oui, je me souviens d'un moment à Noël où tout le monde le prenait pour emballer ses cadeaux ! Ces utilisations sont un élément qui me semblait intéressant et novateur ; l'objet n'a plus aucune valeur en tant que tel, il a seulement une valeur affective. À part exception, personne n'avait ramassé ce point d’ironie en pensant qu'il aurait un jour une valeur marchande. C’est une chose diffusable : on le met sur le mur, il s'abîme, on le jette et l’on en met un autre. C'est pour cela qu'il est une chose nouvelle dans le monde artistique.
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Nous avons aujourd’hui une liste d’une trentaine de numéros, créés en majorité par de grands artistes. Il y a eu cette distribution en masse d'un million d'exemplaires pendant l'été à Documenta11. Actuellement nous préparons cette rétrospective à Ljubljana. Où allons nous maintenant ? est ce qu’à un certain moment il ne faudrait pas aller ailleurs : qu'il devienne plutôt un vrai journal, ou un outil autre... changer de stratégie ?
CB Je pense que le Point d'ironie doit évoluer. C'est un bon club et je pense qu'aujourd'hui il y a peut-être autre chose à trouver. Il pourrait être bien de jouer avec le DVD ou le CD, qui deviennent bon marché. Effectivement, quand les Inrockuptibles mettent un CD dans leur journal, c'est un point d'ironie si tu veux. Ce qui est beau aussi, c'est que comme le nom de l’artiste est écrit en tout petit, et que la majorité des artistes sont connus dans un petit univers, la plupart des gens qui ont pris le journal d'Orozco n'avaient aucune idée de qui était Orozco ; c'est parce qu'ils aimaient ça. Ils l’ont ramassé comme on ramasse une publicité qu'on aime bien.
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Pour toi c'est important que les œuvres s’imposent d'elles-mêmes, et non pas à travers le nom de l'artiste ?
CB Oui. Pour les deux que j'ai fait, j'ai toujours pensé qu'il leur fallait être très visuel.
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J'aimerais parler de ton deuxième numéro, qui est plus abstrait au premier regard.
CB Le deuxième vient d'une image d'un documentaire que j'ai vu à la télévision et qui m'a touché. Deux jeunes gens qui dansent. Mais en dehors de ça, ce qui m'intéressait, c'est qu’elle est comme une clé dans un message secret. Il faut découvrir le message. Quand on regarde la couverture du journal, c'est assez joli, mais c'est comme une peinture chinoise ou une peinture abstraite un peu raffinée. Quand on en prend deux, et qu'on les regarde à une certaine distance, on voit une image. C'est le message codé, secret, qui a été important pour moi.
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Merci infiniment.